Dormir avec les ours (Enfin presque)

   Alors que je me gare à l'entrée du camping, trois heures après avoir quitté Toronto, M. me regarde avec appréhension. Nous n'avons pas échangé un mot depuis que nous avons repéré la petite cabane en bois sur laquelle il est écrit reception, mais je sais de quoi il a peur.
« T'as vu le panneau ? »
Il a hésité avant de poser la question. Il sait que maintenant, même si je ne l'ai pas vu, j'aurai envie de le voir. En guise de réponse, j'attends quelques secondes - pour plus d'effet - et j'essaie de rire de façon détendue, genre « mais oui t'inquiète ». En réalité, c'est un bon gros rire nerveux. Car voici le panneau :


Ours dans les parages. Prière de ranger la nourriture correctement. 

   Et là, depuis que j'ai posé les yeux dessus, des milliers d'interrogations émergent dans ma tête. Autant de petites peurs qu'il va falloir dompter et surpasser. Mais la principale question que je me pose, c'est pourquoi je ne me suis absolument pas renseignée sur la possibilité qu'il y ait des ours ?? En vrai, j'y avais vaguement pensé, puis j'avais oublié. Dans la petite cabane, il y a un tableau avec une liste de tous les animaux que les touristes ont vus. Ce jour-là, trois ours ont été repérés près du lac Pog, à quelques centaines de mètres de notre camping. 

   Nous sommes dans le parc provincial Algonquin, un des plus proches de Toronto, à environ 250 km. À l'enregistrement au camping, nous devons signer une décharge comme quoi nous avons bien reçu les consignes de sécurité. Interdiction de laisser toute trace de nourriture en dehors du coffre fermé de la voiture pendant la nuit, de garder ses produits de toilette dans sa tente (les ours adorent le dentifrice), de dormir avec les mêmes vêtements qu'on portait pour cuisiner, de faire pipi vite fait derrière un arbre la nuit car on a la flemme d'aller jusqu'aux toilettes. En vrai ce n'est pas interdit, mais comme les ours sont aussi attirés par l'odeur d'urine, mieux vaut pisser dans les toilettes fermées qu'à côté de votre tente. Enfin moi je préfère. 

   On est arrivé là en vrai touristes. Aucune conscience d'où on mettait les pieds ; des bleus. J'avais tranquillement emmené mon liquide vaisselle, pensant que comme en France, il y aurait des bacs à vaisselle, qu'on se la coulerait douce. Mais il est interdit de faire la vaisselle dans les sanitaires du camping. Au début, on ne comprend pas pouquoi, mais surtout, on ne comprend pas comment faire. Heureusement, Google est là (il y a du réseau dans tout le parc, faut pas déconner), et nous explique qu'il faut faire sa vaisselle dans une bassine, puis se débarrasser de l'eau savonneuse (biodégradable) dans un trou creusé dans le sol, d'au moins 30 cm. Nous n'avons pas de bassine et rien pour creuser. Plus tard nous découvrons qu'on peut aussi jeter l'eau dans les toilettes extérieures du camping (un trou profond d'au moins trois mètres, recouvert d'une planche trouée, pour poser ses fesses. Littéralement, un puits), mais le problème reste le même, nous n'avons pas de bassine. On a donc passé trois jours à manger dans de la vaisselle vaguement rincée à l'eau (sous la douche, car sinon, où ?) entre chaque repas. Et bien sûr, l'eau n'est pas potable. Nous découvrons avec surprise qu'il faut la faire bouillir avant de la consommer, où acheter des bouteilles. Bienvenue au Canada, les caves. 

   Alors que nous nous enfonçons dans le camping en voiture, M. m'annonce fièrement qu'il a réservé l'emplacement le plus éloigné, le plus reculé, histoire d'être tranquille. Autant me jeter directement dans la gueule de l'ours. Je suis ravie. Notre emplacement est très mignon, très sympa, mais il n'y a personne autour, et au-delà la forêt. Et quand je dis la forêt, ce serait plutôt le maquis, bien dense, bien condensé, rempli de bruits et d'insectes douteux, et d'ours. 
À ce moment-là, j'ai eu le temps de lire le petit dépliant chopé à l'accueil. Le parc abrite plus de 2 000 ours noirs, 300 loups, des orignaux (ouais, moi aussi je le trouve bizarre ce pluriel, des élans quoi), des castors et plein d'autres animaux trop inoffensifs pour que je m'en souvienne. Ma joie décuple. Autant dire que je n'en mène pas large pendant qu'on monte la tente. M. essaie de s'appliquer et de planter toutes les sardines, il s'énerve car elles ne rentrent pas dans le sol. Personnellement, je n'en ai vraiment plus rien à faire, je suis trop occupée à élaborer des stratégies de survie. On n'a pas acheté de bear spray (littéralement spray anti-ours. En réalité ce sont des bombes au poivre. Elles immobilisent l'ours quelques minutes mais ne lui font aucun mal. N'allez pas croire que je trouve ça nul. J'adore les ours, je ne leur veux pas de mal. Tant qu'on reste chacun de notre côté, tout va bien), M. trouvait ça trop cher. 


Notre emplacement, entouré de végétation.

Matériel loué à Toronto : tente, sacs de couchage, matelas auto-gonflants, glacière, grill, lampe.

   Finalement, on abandonne l'idée de planter la tente de location dans le sol. De toute façon si un ours attaque, sardines ou pas on est foutu. C'est bien dommage que les tentes deux secondes n'existent pas au Canada. Du moins pas encore, car Décathlon a bien saisi le marché et s'implante à Ottawa (un magasin existe déjà à Montréal, il me semble). À mon avis, ça va finir par arriver à Toronto.


Notre campement.

   Sincèrement, la première nuit est compliquée. La deuxième et la troisième aussi, en fait. Heureusement qu'il n'y en a pas une quatrième. C'est trop de logistique. Il faut préparer à manger, faire bien attention de ne rien faire couler sur le sol, de bien nettoyer la table, les assiettes, de bien laisser ses vêtements dans la voiture, son dentifrice et sa brosse à dent. Dans la tente, je reste couchée sur le dos, le dos trempé de sueur, à l'affût du moindre bruit, mais il y en a trop. Chaque petit insecte, chaque loup qui hurle au loin, mon coeur s'emballe. Je ne dors qu'à moitié. J'attends que le jour se lève, et stupidement, car assurément ça ne change rien, je me sens plus en sécurité et je somnole quelques heures.

   À minuit, la première nuit, M. a envie de pisser. Deux solutions s'offrent à moi : rester seule dans la tente et faire face à un ours en solo en cas d'attaque, ou l'accompagner et faire face à un ours en chemin. Je garde l'illusion qu'M. est capable de me protéger. Il m'a juré qu'il s'interposerait pour me laisser le temps de partir (oui. Je suis terriblement égoïste, mais aussi persuadée qu'il s'en sortirait beaucoup mieux que moi et qu'on a plus de chance de survivre tous les deux si c'est M. qui se bat contre l'animal. En plus, c'est un peu son rêve ultime, se battre contre un ours (et survivre), il a emmené son couteau et se balade partout avec, s'il pouvait il se ferait un manteau avec la peau de l'animal qu'il dépecerait sur place pour le manger grillé au feu. Je vous jure. Pardon les anti-fourrures. Ce n'est pas arrivé.) 

    Je décide, humblement, de laisser M. briller en cas d'attaque et de l'accompagner. Il faut donc sortir de la tente, mettre des vêtements décents et chauds (il fait froid la nuit), qui sont, souvenez-vous bien, dans la voiture. Il n'y a AUCUNE lumière dans le camping. Pas de veilleuse qui marque le chemin, rien du tout. C'est le noir total. Bien sûr, en tant que néophytes inconscients, on n'a pas emmené de lampe de poche. Il y a bien une lanterne dans le matériel qu'on a loué, mais elle est très encombrante et n'éclaire pas beaucoup. On décide donc d'emmener la mini-lampe de lecture (vous savez ce truc qui se clipse à votre livre et qui illumine juste la page). Comme on est dans l'emplacement le plus « tranquille », les toilettes sont loin. Je marche collée à M., si je pouvais je collerais mon corps entier au sien (je le fais des fois, mais c'est un autre contexte). Je sens bien que je le saoûle, mais je m'en fous. Arrivée au bâtiment des commodités saine et sauve, hors de question que je fasse le tour de tout l'ensemble, seule, pour aller dans les toilettes des femmes. Je fais chez les hommes. (Oui, à la base, on y allait pour M., mais comme je ne suis pas sûre qu'il daigne m'accompagner en cas d'envie, j'essaie de profiter du voyage.) Retour tout aussi frénétique. Bien sûr il ne s'est rien passé, mais pour moi, c'était aussi intense qu'un entraînement militaire dans les forces spéciales, pendant la semaine de l'enfer. 

   Ce qui est fou, c'est que j'adore l'endroit. Le lac près duquel on campe est magnifique, l'eau est assez chaude pour s'y baigner et il y a très peu de monde. La journée, nous faisons des randonnées sur des sentiers balisés, il y a quelques personnes, ce qui réduit notre chance de rencontrer des ours. Je suis enchantée, M. est déçu. Les paysages sont extraordinaires. De vraies cartes postales (ou plutôt de vrais paysages Bing, en version moderne), que je n'aurais jamais pensé voir de ma vie. Rien que pour ça, je sais que risquer de me faire bouffer par un ours vaut le coup. Nous campons près de la route 60, qui traverse tout le parc. Tous les campings touristiques se trouvent le long de cette route, ainsi que de nombreux lacs et sentiers de randonnées balisés. 

Route 60.

Kearny Lake. À cent mètres à pied de là où on dort, dans le Kearny campground.
Kearny Lake. L'eau est bonne. Entre 23 et 24 degrés. Il y a des petits courants plus ou moins chauds.

Au détour de notre première randonnée.

Il fait au moins 30 degrés, mais à cause des moustiques je porte un pantalon large et serré aux chevilles.

Au sommet. Ça ne se voit pas, mais derrière moi il y a un groupe d'adolescents et plusieurs familles qui piquent-niquent.



   La vendeuse du magasin d'approvisionnement où je veux acheter un bear spray (pour la deuxième fois, en arrivant dans le parc) me dit que si on reste dans cette zone (autour de la route 60), on ne risque pas grand chose. Plus il y a de monde, moins les ours s'approchent. Comme le bear spray coûte 50 dollars et qu'elle me dit que c'est inutile, je quitte à nouveau le magasin les mains vides. On peut visiter le reste du parc, plus au nord, mais on comprend vite que c'est pas pour les petits débutants comme nous, qu'il faut un guide et là peut-être, vraiment, un bear spray. Il n'y a plus de campings aménagés et le parcours se fait en campement improvisé. (Je pense à ma famille qui adorerait ça, bon peut-être à l'exception de ma mère, et je me dis qu'est-ce qui s'est passé, qu'est-ce qu'ils ont fait pour créer une peureuse comme moi, si différente ?)

   Pour finir, on n'aura pas vu d'ours. Juste des castors, mais c'était bien aussi les castors, ils font plein de choses dans la nature et ils sont inoffensifs. Ah et on aura vu beaucoup, mais alors beaucoup de moustiques. Ce n'est pas une légende. C'est insupportable. Le premier jour, je crois qu'on s'en fichait un peu car on était submergé par le bonheur d'être là et de voir ces paysages. Le troisième jour, je m'éventais en permanence pour les faire fuire, ça m'énervait. Il fallait accepter d'entendre le petit bourdonnement dans ses oreilles en permanence. Heureusement, on n'avait pas oublié le bug spray. Il est franchement impossible de faire sans, surtout si vous êtes sensibles. Le spray n'empêche pas les moustiques de vous approcher, seulement de vous piquer...

Un barrage créé par des castors.

Beaver Pond.





   J'y retournerai. Peut-être en automne, pour éviter les moustiques et voir les couleurs de saison. Mais pas en camping. Nous ne sommes restés que trois jours et je n'ai pas beaucoup dormi. On voulait partir une semaine au début, mais j'ai eu une sorte de pressentiment, j'ai dit à M. de réserver que trois jours, au cas où, pour la première fois... J'ai eu raison. Il y a aussi des hôtels où séjourner. Ce sera mon choix pour le futur. 

   En rentrant à Toronto (je me suis empêchée de le faire pendant tout le séjour, ça n'aurait fait qu'augmenter mon angoisse), j'ai quand même cherché sur Internet s'il y avait eu des attaques d'ours. Et la réponse est oui, bien sûr. La plus récente date du début des années deux mille, si je me souviens bien. Trois garçons dormaient sous une tente quand l'un d'entre eux s'est fait réveiller par un ours qui le tirait par la jambe. L'ours avait déchiré la toile et trouvé ce qu'il voulait. Les ados faisaient partie d'une colonie de vacances. Réveillés par les cris, les monos ont fait monter tous les autres enfants sur des canots pour les éloigner sur le lac (heureusement ils étaient près d'un lac), et les mettre en sécurité. Le jeune garçon s'en est sorti avec quelques blessures. 

   La dernière fois qu'un ours noir a tué dans le parc Algonquin, c'était en 1991. Un couple faisait du camping dans le nord du parc, l'endroit le plus sauvage, quand un ours leur a cassé la nuque et les a bouffés. Quand la police est arrivée cinq jours plus tard, l'ours surveillait les restes des corps. 

   Tout ça pour dire que les attaques d'ours ne sont peut-être pas communes, mais elles existent. Vous trouverez des centaines de cas répertoriés sur Internet. Les ours ne sont pas naturellement attirés par les humains. Ils en ont plutôt peur. Mais il y a des exceptions que les spécialistes n'expliquent pas vraiment. Si un ours, pour une raison ou une autre, a goûté au sang humain, il y a de fortes chances qu'il recherche ce goût par la suite. Dans le parc, si un ours est remarqué près d'un camping, on installe un piège pour le capturer. Il est ensuite déplacé vers un autre endroit, éloigné des touristes. S'il revient par contre, il est « détruit » (c'est le mot délicatement utilisé par les autorités du parc). C'est triste, mais ça nous rappelle que ce n'est pas seulement pour notre propre protection qu'il faut éviter d'attirer les ours, mais aussi pour les maintenir en vie.  


Piège à ours. Cette photo n'est pas de moi. On n'en a pas vu sur place.

   En conclusion, je trouve ça fou qu'aujourd'hui, les humains vivent tellement éloignés de la faune naturelle de la planète, que se retrouver dans une situation où ils peuvent potentiellement y être confrontés est effrayant. Enfin pour moi, en tous cas, ça l'est. C'est là que je prends conscience de ce que la vie humaine pouvait représenter il y a des milliers d'années, quand l'homme chassait pour survivre (et que la femme cueillait). Ma peur, à cette époque, aurait été vraiment utile. La sélection naturelle, mes agneaux. 

Faire du canot sur Pog Lake.

Sur la plage abandonnée.

Deuxième plage déserte sur laquelle on s'arrête, pépouzes. M. fait une sieste sur le sable rouge, je me baigne.



Quelques photos libres de droits trouvées sur Google, car je n'ai malheureusement pas eu l'occasion de les faire moi-même... :

Mon copain l'ours noir.

Les loups de l'Algonquin.

Un castor.


Si l'aventure du parc Algonquin vous intéresse :

Location de matériel de camping à Toronto (super service) : https://torontooutdoor.com

Commentaires

  1. Avant de vivre au Canada, je trouvais les ours super mignons. J'ai lu Winnie l'ourson, tu vois, donc je connais vachement bien l'animal. D'ailleurs, les ours font des câlins et portent un t-shirt rouge trop petit quand ils sortent avec leur pote Porcinet.

    Puis j'ai appris que, curieusement, les Canadiens ne faisaient pas des câlins aux ours avant de dormir et que les ours pouvaient être vachement dangereux. Fin de l'enfance :-D

    Sérieux, le camping, je ne peux pas. Ça me saoule la logistique du camping. J'adore voyager, je peux ranger toute ma vie dans un sac à dos, mais je ne dors pas en pleine nature. Oui, c'est magnifique. Mais c'est pas pour moi.

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    1. Hahaha merci pour ton commentaire tellement honnête ! Est-ce que tu as déjà été confrontée à un ours ?

      Moi j'adore camper normalement ! Mais au son des cigales, quoi... Là c'était juste pas possible :-(

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    2. Jamais vu d'ours à Ottawa, ouf. J'ai en revanche trois Winnie derrière moi (ben quoi, y'a pas d'âge pour les peluches!).

      Camper est vraiment un art, et je ne l'ai jamais pratiqué. J'ai une amie française à Ottawa qui adore ça, mais elle campait déjà en France. Moi c'est hostel-or-die (enfin, en l'occurence, je mourrai!)

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