Toronto Transit Commission

   À Toronto, je prends le streetcar pour aller travailler. C'est ce qu'on appelle un « tramway » ou un « tram » en France. Ce petit serpent qui se faufile entre les bâtiments et les voitures. C'est drôle comme « tramway » est un mot anglais, mais n'est pas utilisé ici en Amérique du nord. On dit seulement streetcar ou trolley. Après recherches, tramway définit un autre type de transport, plus petit, plus local.




   Un soir, au retour du travail, le streetcar s'arrête comme d'habitude dans une station souterraine connectée avec le métro. Mais cette fois-ci, le conducteur nous annonce qu'il faut descendre, qu'il fait demi-tour et que nous devons attendre le streetcar suivant pour continuer notre chemin. 

   Je descends. Dans la station, une cinquantaine de personnes fait déjà la queue pour attendre le streetcar suivant. Deux belles lignes très bien ordonnées ; héritage britannique. À mon avis, au Canada, il y a deux signes distinctifs majeurs de la colonisation britannique. Le premier est l'architecture des townhouse, les maisons de ville construites en briques, souvent rouges. Elles arborent des escaliers extérieurs qui descendent au niveau semi-enterré, ou montent au premier étage qui constitue un autre appartement. 

   Le deuxième signe, ce sont les gens qui font la queue aux arrêts de bus, métro, et streetcar. En France, et même aux États-Unis, les gens ne sont pas aussi ordonnés et diligents. À la pharmacie l'autre jour, il y avait deux caisses ouvertes, mais une seule file d'attente derrière l'une d'entre elle, par souci d'équité. Dès qu'une caisse était libre, la personne suivante dans la file unique s'avançait. C'est souvent le cas ici, même dans les grands magasins. La queue fait un tortillon et la caisse qui se libère accueille le client suivant. Pas de problème de file qui avance plus vite que l'autre.
   J'ai vu une dame tricher. Elle est sortie du rang, a quitté la file pour se mettre derrière la personne qui payait ses articles à la deuxième caisse. Créant ainsi une deuxième file. Personne n'a rien dit, mais la caissière l'a renvoyée. J'étais surprise, la dame se justifiait, mentait, disait qu'elle avait déjà fait la queue et voulait accélérer le processus en faisant deux lignes. La caissière n'a rien lâché, on aurait dit une prof face une ado récalcitrante, et sans ciller, le bras tendu, le doigt pointé vers le bout de la queue, a refusé de la servir. La dame est repartie au bout de la file en marmonnant des excuses bidons. Elle a finalement passé plus de temps que tous les autres clients à la caisse. J'avais envie d'applaudir la caissière.

   Les gens font la queue, donc. Avec application. Et je suis dans cette file d'attente qui attend désespérément un streetcar. Deux autres passent dans le sens inverse, et la file s'allonge, tourne sur elle-même. On doit bien être une centaine maintenant. Aucune annonce n'est faite, on ne sait pas ce qui se passe. Le flux est d'habitude très régulier, très fluide. Deux ou trois personnes abandonnent, quittent le rang, ce coquillage, et les utilisateurs se resserrent rapidement pour reconstituer cette jolie forme que nous avons créée. Une œuvre collective, urbaine, éphémère. 

   Soudain, l'espoir naît. Un streetcar arrive, la bonne destination inscrite sur son panneau latéral. Personne ne bouge. Les plaintes qui fusaient contre les transports publics cessent. Un silence s'installe, lourd d'appréhension. On retient notre souffle. Oui, c'est bien ça, le streetcar va dans la bonne direction, et au moment où il freine, où il se gare dans sa position de chargement, au même moment, pas avant, la queue, ce tourbillon humain, se dissout sous mes yeux ébahis et les gens courent, ils courent et se ruent sur les six ou sept portes ouvertes du véhicule. Des petites fourmis qui se montent dessus pour s'infiltrer dans le trou d'une plinthe en bois. Exit l'ordre, la Grande-Bretagne a disparu, c'est le chaos, le chacun pour soi. Des femmes tirent leur enfant par le bras, ils pleurent déjà de peur et reçoivent l'ordre de ne pas s'agiter, tout ira bien s'ils restent près d'elles ; des hommes sécurisent une place assise et vissent leur regard à l'extérieur, pour ne pas voir les personnes âgées, celles qui auraient le plus besoin d'un siège. Pas vu, pas de ma faute. 
   
   Paniquée, je suis happée par la masse et m'insère malaisément dans la rame.

   C'était une mauvaise idée. Une vingtaine de secondes dans ce lieu confiné ont suffi à faire tomber une boule de feu dans mon estomac. L'air m'a manqué, mes jambes sont devenues molles, mon cerveau a déraillé. J'ai fait tomber mon sac et ma veste au sol pour essayer de mieux respirer. C'était mon seul champ d'action, la seule chose que je pouvais faire dans cet espace réduit pour reprendre le contrôle. Les portes avaient été fermées et verrouillées par le conducteur et le streetcar n'avait fait que vingt mètres avant de s'immobiliser. Nous attendions le signal lumineux qui nous assurait la priorité pour sortir de la station. Debout, comme ça, confinés dans ce petit ver de terre en tôle, sous terre.

   Il a dû se passer une grosse minute entre le moment où j'ai paniqué, lâché mes affaires au sol, et celui où nous avons émergé de la station et que le soleil s'est infiltré dans la rame. Je n'ai aucun souvenir de cette minute. La vue du soleil m'a apaisée. J'ai essayé de rester dans le streetcar pour finir mon trajet, mais tout mon corps tremblait et j'avais peur que mes jambes lâchent. La conscience de soi subsiste, dans ces moments-là, et je ne voulais pas m'asseoir par terre, au milieu de ces inconnus qui m'auraient observée et peut-être considérée comme une excentrique ou une femme ivre. Alors je suis sortie et j'ai attendu le streetcar suivant. En espérant qu'il y ait moins de monde. Et en pleurant silencieusement, de soulagement. 

Commentaires

  1. Pauvre toi! Tu es claustrophobique ou sujette à des attaques de panique comme ça? C'est marrant, je ne l'étais pas avant (claustro) et je le suis devenue il y a une dizaine d'année. La foule ne m'angoisse pas, les lieux clos si.

    Je trouve toujours le streetcar très "picturesque" à Toronto, surtout dans Chinatown. J'en oublierai presque que c'est un moyen de transport sur lequel les gens comptent! Je ne me souviens pas de l'avoir vu bondé, mais c'est vrai que je suis souvent à Toronto les fins de semaine ou que je ne le prends pas en heure de pointe.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je pensais être claustrophobe, mais c'est vrai que là, ce qui m'a posé problème était le fait d'être sous terre ET que le streetcar soit bondé. Donc je me suis dit qu'il y avait un peu d'agoraphobie. Disons que ma pathologie est compliquée ! Mes plus grands peurs étant le métro souterrain - que je ne prends jamais - et les bains de foule - ceux qui étouffent. Entre autres... Et toi, tu es claustrophobie, mais l'avion ne te pose aucun problème ?

      Supprimer

Enregistrer un commentaire

Articles les plus consultés