Le Chinois du coin de la rue

   Il y a un petit restaurant chinois dans notre quartier, perdu au milieu de la dizaine de restaurants caribéens qui peuplent la rue principale. J’adore ce restaurant. La nourriture y est bonne et pas chère. Si vous passez devant et jetez un oeil à l’intérieur, ça ne vous fera probablement pas envie. La décoration est minimaliste, sinon inexistante. Quelques bacs remplis de nourriture derrière une vitrine, cinq ou six vieilles tables en bois dans le fond de la salle, un présentoir à chewing-gum, sans aucun rapport avec le type de nourriture servie.
   En général, on prend à emporter, et comme je l’ai déjà dit, c’est délicieux. Hier, avec M., on a voulu tester les sushis qu’ils venaient de mettre à la carte. Un homme d’une quarantaine d’années prend la commande dans un mauvais anglais. Il est surpris qu’on soit intéressés par les sushis alors qu’il en avait lui-même fait la promotion la dernière fois qu’on était venus. Une femme passe de temps en temps derrière le comptoir pour remplir les plats de nourriture en exposition. Lorsque M. lui a posé une question, elle a répondu « no English » et est partie chercher l’homme. Je me demande d’où ils viennent. Un panneau sur le comptoir dit « Now served sushis. Asked for the menu. » J’ai envie de leur dire, de corriger ces petites fautes d’anglais, pour eux, mais je me ravise. Je ne suis pas la bonne personne. 
   Assis à une table au fond du restaurant, un groupe de cinq ou six hommes, assez âgés, boit des canettes de coca. Après quelques minutes à attendre nos sushis, je réalise qu’ils parlent italien. Enfin il semble que deux d’entre eux parlent exclusivement italien, j’en suis sûre, et les autres répondent en anglais. Quoi qu’il en soit, ils se comprennent. L’un des hommes a la voix cassé et enrouée d’un vieil homme. Même si je parle italien, j’ai du mal à comprendre ce qu’il dit exactement. C’est peut-être un dialecte. Après quelques minutes, je comprends qu’ils parlent du prix de la nourriture. La voix du vieux me rappelle celle du parrain Vito Corleone. Tout comme la scène. On se croirait dans un film de Coppola ou de Scorcese. Une bande de vieux mafieux dans le bouge chinois le plus glauque d’un des quartiers les plus populaires de Toronto. Peut-être que si je vais aux toilettes, il y aura un flingue derrière la cuvette. Peut-être que le prix de la nourriture, c’est un code entre eux. Peut-être qu’ils parlent de leur dû, ce qu’ils reçoivent en échange de leur « protection ». Surtout qu’ils ne mangent rien, ils y a des tonnes de cafés dans le quartier où ils auraient pu boire un coca, pourquoi un restau chinois ?
   Ils finissent par payer leur coca et sortir, l’un derrière l’autre. Celui qui a l’air le plus âgé, qui parle avec cette voix caractéristique, se déplace avec une canne. Un gros homme avec les cheveux longs et gris, la bedaine qui dépasse du pantalon, le suit en baragouinant quelque chose en italien. Suit un homme plus jeune aux cheveux roux. Je ne l’ai pas entendu parler et me demande quelle langue il parle. Puis un homme à la peau noire, la barbe grise, avec une canne lui aussi, qui l’aide à ouvrir le battant de la poubelle pour y jeter sa cannette. Tous quatre s’en vont tranquillement, sous la lumière douce du soleil qui va bientôt se coucher. Les sushis étaient délicieux. 


Poon’s express restaurant : https://www.poons-express-restaurant.com

Commentaires

  1. On imagine facilement la scène et toutes les histoires différentes qui peuvent en découdre. Joli texte😁 Que sont-ils devenus? A-t-on entendu des coups de feux? Effectivement je cool firme que la déco du restaurant n'est pas leur préoccupation.

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    1. Je les ai revus une fois dans le quartier, tous ensemble. Si ça se trouve ils essaient tous les établissements :)

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