France Blues

   Parfois la France me manque. Je ne parle pas des personnes. Mes amis et ma famille me manquent, mais c’est un autre sujet. Je parle de mon pays, ma maison, ma culture. Je parle des maisons en pierre, de la terre, de la boue, des odeurs, des ambiances. C’est ma gorge qui se serre à la vue d’un paysage français ou même européen (je les distingue tout de suite de l’Amérique du Nord, je suis devenue très forte pour ça) ; c’est mon ventre qui se tord un peu quand je pense à la maison de ma grand-mère, au jardin de mes parents, à la montagne aux pieds de laquelle j’ai grandi, qui se dresse majestueusement devant moi quand je longe la route qui mène chez mes parents. 

   Parfois, alors que je fais la vaisselle, aussi soudainement qu’une envie de pisser, j’ai envie d’entendre la voix d’Elise Lucet me souhaiter une bonne journée sur France 2. J’ai envie de passer les portes d’Intermarché et d’acheter du jambon Monique Ranou, d’apprendre par coeur tous les noms chiants des baguettes : la Campaillette, la Campagnolette, la Campanou-des-îles, la Campagnolette-au-seigle et d’être capable d’entrer dans une boulangerie et de réciter ma leçon sans hésitation, devant les yeux stupéfaits du touriste américain qui se demande ce qu’on a fait de sa baguette. Et qui se dit qu’on est tellement sophistiqué, nous, les Français.

   Je ne sais pas pourquoi, mais je rêve de marcher sur une allée de petits gravillons, si possible menant à un château. (Je serais bien devenue châtelaine mais ça c’est un autre sujet.) Il n’y a pas beaucoup d’allées de petits gravillons aux États-Unis, ni au Canada. Tout est pavé. Tout est accessible, bétonné. 


Une petite allée de gravillons. Ce paysage est européen. (Château de Chambord)


Criss criss sous mes pieds. 


   La petite mélodie qui signale une annonce à la SNCF me manque. Je voudrais l’entendre tintinnabuler dans mes oreilles, accompagnée du doux grognement des voyageurs français qui s’énervent. Les aires d’autoroute me manquent, les magasins Relay, Patrick Poivre d’Arvor et Claire Chazal en une de Paris Match, Nicolas Sarkozy et Carla Bruni en maillots de bain ; les produits de beauté des pharmacies françaises, les magasins Decathlon, l’odeur du fromage non-pasteurisé qui embaume la cuisine quand on ouvre la porte du frigo, le claquement de la perche qui tape contre les autres, au tire-fesse, l’hiver au ski, les princes de Lu, les mini-keums (je m’égare, je sais que ça n’existe plus depuis longtemps…).

   Je rêve de regarder ne serait-ce qu’un épisode d’Alison Wheeler sur TMC (totalement inaccessible au Canada), d’allumer la télé et de tomber sur Scènes de ménage sur M6, de me taper un 66 minutes sur les prisons marseillaises un dimanche soir, de regarder un reportage sur la TSR. 

   Certains jours, entendre les gens parler anglais autour de moi me semble une aberration. Ils m’irritent comme le côté vert d'une éponge sèche. Comment n’ont-ils pas l’envie de parler français ? Je rêve d’entendre l’accent du Sud, l’accent ch’ti, l’accent suisse, n’importe quoi tant que c’est du français. Je rêve d’entendre des jeunes parler et de découvrir les nouveaux mots « cools » que je ne connais plus, de voir les nouvelles modes, les nouvelles tendances, de comprendre ce qui préoccupe la jeunesse française. 

   Je rêve d’aller voir un film français au cinéma et d’entendre parler d’Éric Rohmer, d’Abdellatif Kechiche, d’Audiard et même de Louis Garrel. Je voudrais savoir quels sont les films qui sortent cette semaine, connaître les potins du dernier festival de Cannes. Oui, je connais allociné.fr, mais je vis au Canada, je ne vais pas passer mon temps sur un site de cinéma français. J’essaie au contraire de voir des films canadiens, locaux (quoique la série de rediffusions des films de Godard au TIFF de Toronto m’a rendue tellement heureuse).

TIFF Bell Lightbox cinema. Malgré les apparences, ce n'est pas un cinéma français. C'est le cinéma principal où se déroule chaque année le TIFF (Toronto International Film Festival), à Toronto. Clairement mon cinéma préféré. 


   Même si tout ça ne semble qu’un amas de clichés, j’en veux. Le moins positif me manque aussi. Je voudrais analyser les tendances, le climat social, savoir ce qui énerve les Français aujourd’hui (oui, j’ai entendu parler des gilets jaunes), être dans la place, tâter le terrain au quotidien. Lorsque j’étais à Montréal et que je devais régulièrement donner mon avis sur les gilets jaunes (tout comme j’avais dû donner mon avis sur Emmanuel Macron à Chicago), mon coeur se serrait et les larmes me montaient aux yeux à l’idée qu’il se passait quelque chose de sérieux dans mon pays et que je n’étais pas là pour le vivre. Non pas que je sois essentielle à la France, même si cela me plairait bien, mais je fais partie du peuple français, encore plus maintenant que je suis loin, noyée dans l’inconnu. C’est mon identité, ce que les gens apposent sur ma face et mon accent en premier lorsqu’ils me rencontrent. On me parle de bérets, de baguettes et des gilets jaunes. Sauf que je n’y suis pas, que je n’ai jamais vécu dans la France des gilets jaunes. Je l’ai quittée deux ans auparavant. C’est un million d’années, en terme d’actualité.

   Je n’aurais jamais pensé dire ça un jour, mais même la Suisse, à côté de laquelle j’ai grandi, me manque. La fondue moitié-moitié, le jus de pomme pétillant, les vieux riches qui se baladent en Chanel dans les rues de Genève, l’odeur du kérosène à l’aéroport, le goudron noir et les lignes jaunes des rues parfaitement entretenues, les panneaux de signalisation entourés d’une barre en métal (jamais compris pourquoi). Mes pieds qui collent au sol recouvert de bière de L’Usine, un samedi soir, la Parfumerie (ça a dû fermer), le Chat Noir et les autres lieux cools où je sortais avec mes amis. 

Mais oui! Jus de pomme suisse
Fondue de la Migros (supermarché suisse, qui me manque aussi, au passage). On peut trouver cette fondue au Québec, sous la marque "Swiss-Style".

   Je pense que c’est une question de culture, au sens large du terme, et d’intérêt. Peut-être que la France me manquerait moins si je lisais moins, si je ne m’intéressais pas tant que ça à la production artistique (à mon sens toujours dépendante d’une culture). Si j’avais étudié la chimie, si je m’intéressais à l’informatique, peut-être que tout ça me manquerait moins. J’ai souvent dit, et je le pense toujours un peu, que je suis un pur produit de l’éducation publique française. Elle m’a appris les deux notions qui nourrissent ma vie au quotidien : la lecture et l’écriture. J’ai lu beaucoup d’auteurs français, je continue d’en lire beaucoup, et le texte littéraire n’est pas neutre, à mon avis. Il est le fruit d’une éducation, d’une culture. Il est vecteur de couleur locale, comme on disait en première, quand on analysait le théâtre de Victor Hugo. En choisissant d’étudier les lettres, j’ai lu Zola, Balzac, Hugo, Proust, Flaubert et j’ai porté aux nues Paris, la province, j’ai partagé la vie des mineurs, des femmes frustrées, du peuple, j’ai découvert l’histoire, la langue, l’élitisme à la française. Bref, tout ça m’a nourrie et je m’en trouve éloignée. 

Parfois ces pensées me rattrapent et m’engloutissent sous une vague de nostalgie douceâtre. 

   Puis je me réveille le lendemain matin, et je m’émerveille devant la beauté du Canada, les ours, les lacs, les gratte-ciels, l’immensité, l’infini à découvrir, toute cette nouvelle culture que je peux observer, tester, analyser, goûter, sonder. Même le système scolaire nord-américain me semble avoir des bons côtés, maintenant. Et je suis heureuse à nouveau. 

   La France me manque, mais je suis quand même heureuse au Canada. Ce sont deux sentiments contraires qui coexistent en permanence. Je ne pensais pas que c'était possible, mais c'est devenu très clair ces derniers mois.


   Impossible de retrouver quel auteur a dit (ou écrit, je ne sais plus) : « Si on ne quitte pas son pays avant 30 ans, on ne le quittera jamais. » J'ai quitté le mien l'année de mes trente ans, et je me demande souvent si c'était pas déjà trop tard...

Commentaires

  1. Nostalgie quand tu nous tient! On voit que tu es parti depuis longtemps, Élise Lucet ne présente plus le JT, Nicolas Sarkozy et Carla Bruni se font oublié et on ne capte plus la tsr en France. Mais bon chaque culture à son intérêt.

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    1. Oui j'ai vu pour Élise Luc et, j'étais trop triste ! Mes souvenirs de France font déjà partie du passé ...

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