Conduire à Toronto

« You’re a stupid driver! Fucking bitch! »

   Ok. Rester calme. Respirer. Je suis au volant de ma voiture, arrêtée à un stop. Cela fait à peine cent mètres que j’ai remarqué que la conductrice derrière moi me faisait des grands signes avec ses bras, qu’elle balançait d’avant en arrière autour de son visage, les mains plates comme le marshalleur qui guide les avions, comme pour me dire d’aller tout droit, mais tout droit j’ai dit ! Et plus vite. 
Je ne comprends pas. La vitesse est limitée à 40. Je roule à 45, je vais tout droit. Quel est son problème ? J’arrive à un stop, je m’arrête doucement, je prends mon temps, je sens que quelque chose va arriver, je lui donne l’opportunité. C’est là qu’elle me double par la droite, s’arrête au stop, descend sa vitre et me hurle dessus. 

   Et là, j’en ai honte maintenant, mais j’ai pensé à tout ce que j'ai vu au volant depuis que je conduis à Toronto, à la petite fille qui s’est fait couper la route sur un passage piéton par un fou qui roulait (au moins) à 70, j’ai pensé à quand je me suis fait klaxonner parce que je ne doublais pas un bus scolaire rempli d’écoliers (alors que c’est passible d’une des plus grosses amendes du code de la route canadien), à quand je me suis fait doubler par la droite (une centaine de fois) car je roulais à 55 sur une route limitée à 50, à quand je me suis fait klaxonner en même temps que le feu passait au vert et que je ne démarrais pas assez vite ; j’ai pensé à tout ça et j’en ai eu marre, de toute cette merde, et j’ai réagi à tous ces moments en un seul, là, arrêtée à ce stop avec cette folle qui me criait dessus, j’ai levé mon majeur dans sa direction. Sans la regarder.

   Elle a pété un plomb. Et c’est vraiment là que j’ai eu droit au fucking bitch. Avant elle se contenait un peu. Puis elle a fait crisser ses pneus et a tourné à droite (m’ayant donc au passage doublée par la droite à un stop). Je suis restée quelques secondes de plus, le temps de comprendre ce qui m’arrivait et de recouvrer mes esprits, puis je suis rentrée chez moi la boule au ventre. Depuis, mon rythme cardiaque s’envole dès que je passe cette intersection. 

   À froid, quand j’y repense, ma réaction a vraiment été nulle. Je me suis sentie attaquée de façon gratuite par une femme violente et j’ai répondu de la même manière : stupidement. Idéalement, j’aurais voulu descendre ma vitre passager (évidemment je ne l’avais pas fait), la regarder avec surprise et lui dire : « but why? » (et en cas de grand sang froid, ajouter « dear » ou « honey »).  Je me demande quelle aurait été sa réaction. Et sa raison surtout ! La seule que je peux imaginer, c’est que je n’allais pas assez vite pour elle. Dans ce cas, le différend aurait repris ici : j’étais déjà à 45 sur une route limitée à 40, peut-être que j’aurais fait un doigt aussi, et là ma fenêtre étant ouverte, elle aurait éventuellement essayé de me cracher dessus. On ne saura jamais. 

Conduire à Toronto est une activité que je déconseille. Outre toutes les considérations écologiques, économiques et de santé. Évidemment qu’il vaut mieux éviter de conduire dans n’importe quelle grande ville. Mais je vous assure, particulièrement à Toronto. 

- Les routes sont défoncées, pleines de nids-de-poule que personne ne bouche.
- Dans pratiquement toute la ville, la limitation de vitesse est fixée à 40 km/heure. Personne ne la respecte. C’est juste complètement fou. Que fait la police ? (ton outré) Les gens roulent en moyenne à 60 dans toute la ville.
- Et quand la limite passe effectivement à 60, ce qui arrive dans la grande banlieue, certains automobilistes roulent facilement à 80.
- Dès que le feu passe au rouge, au moins trois voitures continuent de passer. Il faut toujours faire attention quand on est à un carrefour et que le feu passe au vert, bien attendre qu’il n’y ait plus de retardataires en face.
- Le principe de rouler à droite n’existe pas. De base, tout le monde roule à gauche et double par la droite. (Il faut aussi admettre que les bus roulent à droite et rester coincé derrière l'un d'entre eux n'est pas super agréable.)
- Tout le monde klaxonne tout le temps, des fois il est impossible de comprendre pourquoi.
- Dans tout le Canada, les autoroutes sont gratuites et limitées à 100km/heure. Si vous roulez à cette vitesse, soyez assurés que vous faites chier la totalité des automobilistes autour de vous. Je dirais même que rouler à 100 sur une autoroute canadienne est dangereux. La moyenne est de 120. Tout le monde roule à 120. 

   Pas étonnant que les assurances voiture coûtent une fortune. Quand j’ai dit à mes amis, complètement dépitée, que le devis le moins élevé qu’on avait obtenu était de 600 dollars, j’ai eu des réponses comme : « mais tu sais 600 euros par an en France c’est plutôt normal, tu es dans la moyenne ». Ils n’avaient même pas compris, c’était pour eux improbable, impossible à imaginer, mais 600 dollars, c’était par mois. 

Par mois.

   Heureusement, ou malheureusement pour l’humanité, nous avons réussi à négocier des mensualités de 300 dollars en échange de l’installation d’une application sur notre téléphone qui contrôle en permanence notre vitesse. Notre assureur sait donc en tout temps où est notre voiture. Mais grâce à ça, nous avons déjà obtenu un rabais de 28 pourcents. 

   Tout ça, dans une ville totalement car-friendly. On est en Amérique du nord. Dans Toronto, il y a des parkings tous les cent mètres (heureusement payants, car à Montréal, vous pouvez encore vous garer gratuitement dans le centre-ville), très peu de pistes cyclables (en construire réduirait le nombre de voies réservées aux voitures, duh…), et… vous garer une journée entière dans le centre-ville vous coûtera moins cher que de payer deux billets de train pour vous y rendre, aller-retour. Je parle du train de banlieue, genre RER. Si vous prenez le métro, la voiture devient plus rentable à partir de trois personnes. 
   La qualité des transports en commun, je ne peux pas vraiment en parler personnellement, car après ma mésaventure dans le streetcar, j’ai pris la voiture pour aller au travail. J’en suis terriblement gênée et honteuse, mais c’était ça ou faire des crises de panique chaque matin. J’avais une bonne raison. Et maintenant je travaille chez moi, donc le problème est réglé. 


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